LES OIC ET LA SOCIETE CIVILE ORGANISEE
Ce texte synthétise et prolonge les travaux (conférences,
débats et ateliers) de la session d’études de la
Conférence des OIC de Bangkok,
décembre 2001. Il est à la fois écho ou reflet et
apport personnel du
rapporteur : il n’engage donc que lui.
1
Qu’est-ce que la société civile ?
1.1
Eléments de définition
La société civile, de la
façon la plus générale, est tout ce qui se situe
entre, d’une part, l’Etat et
ses divers organes (gouvernement, parlement, partis politiques,
administration,
magistrature, armée, etc.) et les entreprises, et d’autre part,
l’individu et
la famille (quelle qu’en soit la forme) comme cellule
élémentaire de la
société.
De façon plus précise, nous
parlons ici de la société civile organisée, qui
recouvre un éventail
extrê-mement large d’institutions ou d’associations dans les
multiples domaines
de la vie en société : l’éco- nomico-social
(syndicats et fédérations
patronales ou d’entreprises), l’éducation et la culture, la
santé, le social,
l’environnement, les sports, le religieux, etc. Les limites et la
composition
n’en sont pas entiè-rement définies…
Cette société civile
organisée recouvre en fait des intérêts très
divers, même divergents. Là où
elle est reconnue via des ONG accréditées, comme c’est le
cas dans différents
organes de l’ONU ou récemment lors de l’assemblée de
l’OMC à Doha, elle intègre
de fait de fausses ONG, des associations créées
directement par certains
gouvernements pour défendre leurs intérêts de
façon masquée, mais aussi des ONG
créées par des entreprises ou des groupes d’entreprises
(ces deux types d’ONG
étaient largement majoritaires à Doha !). Ces ONG
là disposent souvent de
moyens incomparables par rapport à celles
qui émanent du mouvement associatif.
Lors des grands
rassemblements et manifestations de la société civile
internationale, sont
aussi présents des groupements ou organisations qui n’ont
d’autre but que de
provoquer la déstabilisation par la violence (qu’ils soient
d’extrême droite ou
d’extrême gauche).
De plus, la société civile
représentée par les ONG joue au sein de rapports de force
vis-à-vis des
pouvoirs politiques et économiques, mais elles ne peuvent
purement et
simplement revendiquer la légitimité démo-
cratique : qui et que
représentent-elles, sur la base de quelles
procédures ?
On peut encore ajouter qu’en
définissant la société civile comme l’ensemble des
acteurs non étatiques, comme
on le fait souvent, on pourrait aussi y inclure les réseaux
mafieux ou
criminels…
Comme on le voit, la société
civile et plus particulièrement la société civile
organisée n’est pas un
concept recouvrant une réalité sociétale
entièrement définie ; elle
présente des ambiguïtés. Et pourtant, comme acteur,
elle est un phénomène
nouveau majeur et elle est porteuse d’une signification très
importante pour la
démocratie.
1.2
Comment la société civile agit-elle ?
Du point de vue
international, - mondial ou régional, - la société
civile s’exprime et agit de
quatre façons principales :
-
par accréditation d’ONG
au sein d’instances officielles ; exemples : Commission des
Droits de
l’Homme de l’ONU, Conseil de l’Europe ;
-
par accréditation d’ONG
en parallèle à des événements
officiels ; exemple : à Doha pour
l’OMC ;
-
par manifestations
publiques suscitées par des réseaux ; par
exemple : Seattle, Gênes,
ou le Forum social mondial à Porto Alegre ;
-
par pression sur les
pouvoirs politiques, via entre autres des pétitions, celles-ci
étant de plus en
plus organisées mondialement par Internet ; exemples :
dette des pays
pauvres, mines antipersonnel, armes légères, taxe Tobin,
etc.
La société civile s’exprime
ainsi soit seulement sous forme de protestation (c’est ainsi que n’a pu
être
ratifié l’AMI, Accord Multilatéral sur les
Investissements), soit sous forme de
protestation et de proposition (taxe Tobin).
2
L’Eglise catholique comme acteur politique
Les Eglises, et en
l’occurrence l’Eglise catholique, interviennent publiquement à
différents
niveaux dans la société au plan politique, afin de
promouvoir les valeurs dont
elles se sentent appelées à témoigner au nom de
l’Evangile. Il s’agit ici
d’interventions politiques au sens large, c’est-à-dire portant
sur des
dé-cisions dans l’ordre économique, social, culturel, etc.
L’engagement directement
politique dans des responsabilités parlementaires ou
gouvernementales, dans la
militance au sein de partis, mais aussi comme fonctionnaires dans les
instances
internationales, cet engagement relève de la
responsabilité ou de la vocation
individuelle des croyants. Ce n’est pas de cet engagement dont il est
question
ici, mais bien de l’intervention ou de l’action plus institutionnelles.
En ce qui concerne l’Eglise
catholique, quels sont les différents acteurs, les
différents niveaux
d’intervention, et les cadres dans lesquels se situent ces
interventions ?
1.
La papauté dans sa
responsabilité personnelle : selon son charisme propre, son
jugement
personnel, son sens de la responsabilité en raison de sa
fonction, le pape
intervient fréquemment dans le champ politique, et ce de
multiples
façons : encycliques ou autres documents publics, discours
généraux ou
plus particuliers en raison des événements ou à
l’occasion de voyages, etc.
Intervention d’une autorité morale dans la
société, dont l’influence peut être
plus ou moins grande selon les circonstances. Il y a aussi des
interventions
lors de rencontres personnelles ou de messages personnels. Le pape
intervient
ainsi au titre de chef spirituel de l’Eglise catholique (comme peut le
faire un
autre chef spirituel, mais avec une autorité morale reconnue
plus grande sans
doute du point de vue international) ; mais le pape intervient
aussi, plus
marginalement, comme homme d’Etat, par exemple à l’occasion
d’une rencontre
protocolaire avec un chef de
gouvernement, ou à la réception d’un ambassadeur au
Vatican. Indirectement,
mais sous sa responsabilité, le pape intervient aussi via la
Curie par les
documents ou prises de position des Congrégations ou des
Conseils pontificaux
en rapport à des questions de société.
2.
Les nonciatures ou
délégations apostoliques auprès des gouvernements
ou des instances
internationales : ces interventions au nom du Saint-Siège
ne se situent
pas dans le cadre de la société civile, car elles sont
d’ordre proprement
diplomatique, liées au statut du Vatican comme Etat. Ces
interventions peuvent
être le fait directement des nonces ou de personnes
représentant le Saint-Siège
et mandatées à cet effet. On dit que cette action n’est
pas politique, mais
culturelle. Tout dépend du sens qu’on donne aux mots. Elle est
culturelle en ce
sens qu’elle vise à agir sur les mentalités et la
conscience morale des
décideurs ; mais elle est politique au sens où elle
est aussi une pression
morale, qui se veut telle, en vue de peser sur la décision
politique.
3.
Les évêques
personnellement ou des instances épiscopales collégiales
peuvent aussi
intervenir dans le champ politique : conférences
épiscopales (il y a des
exemples très significatifs aux Etats-Unis et au Brésil)
ou conseils plus
larges (en Europe le CCEE, Conseil des Conférences
épiscopales europé-ennes, et
la COMECE, Commission des épiscopats de l’Union
européenne ; en Amérique
latine, le CELAM, etc.). Bien que la majorité des
évêques n’aiment guère le
reconnaître, je crois qu’il faut situer ces interventions dans le
cadre très
large de la société civile organisée. Du point de
vue des Etats ou des
instances internationales, ces interventions ne sont pas de nature
fondamentalement dif-férente de celles d’autres organismes.
Elles peuvent
exercer une influence plus ou moins grande selon le crédit ou
l’autorité morale
dont jouissent les évêques, selon les lieux, les
circonstances, mais aussi la
qualité intrinsèque des interventions.
4.
Le quatrième acteur
catholique est représenté par les multiples associations,
organisations ou
institutions ecclésiales en lien plus ou moins direct avec
l’Eglise. Parmi ces
institutions, il y a évi-demment les OIC. Mais il y a aussi, et
entre autres,
les ordres et congrégations religieux, soit individuellement
(déclaration
publique d’un chapitre général, par exemple), soit
collectivement par le biais
des Assemblées de Supérieur(e)s majeur(e)s, d’Unions de
Supérieurs majeurs au
niveau continental (l’UCESM en Europe, la CLAR en Amérique
latine)…
Ces quatre types d’acteurs
ecclésiaux sont interdépendants, mais ils jouissent aussi
d’une grande marge
d’autonomie. Il est évident que plus les prises de position et
les actions sont
convergentes, plus grande est leur crédibilité et leur
capacité d’influence.
Cette convergence souhaitable ne signifie pas, cependant, que l’action
politique de ces acteurs devrait purement et simplement être
alignée sur le
Saint-Siège : les évê-ques ou le peuple des
baptisés, dans les
institutions qu’ils se donnent, ont leur responsabilité propre
de discernement
croyant dans les situations, et ils peuvent avoir de bonnes raisons de
s’exprimer
diffé-remment de Rome. Ces interventions doivent toutes
répondre à un certain
nombre d’exigences éthiques fondamentales, en particulier :
le témoignage
de la vérité, l’appui apporté au bien et la
dénonciation du mal, l’intégrité
au-delà de tout jeu politique, le choix de la personne humaine
comme centre et
critère, la dimension d’universalité ou le droit de tous
les humains. Nous reprendrons cette question des
exigences éthiques plus loin.
3
Les OIC comme acteurs de la société civile
organisée
Au cours de l’Assemblée s’est exprimé un large accord sur
le fait que les OIC doivent être un acteur dans le champ de la
société civile
internationale. Plusieurs éléments importants sont
à retenir à cet égard.
3.1
Quant au principe de l’action
des OIC au sein de la société civile
Toutes les OIC partagent une
perspective ou une option fondamentalement communes : elles
veulent agir pour humaniser le monde,
en faveur donc d’un monde plus humain pour tous dans la ligne de
l’Evangile, de
telle sorte que la société soit davantage une annonce
concrète du Royaume de
Dieu.
C’est dans cette perspective
que se pose aujourd’hui la question de la participation des OIC
à l’expression
et à l’action de la société civile internationale.
Cette participation suppose
que les OIC soient accordées tout à la fois
-
à l’agenda
international, c’est-à-dire l’ordre du jour imposé par
les organisations
internationales (ONU, OMC, FMI, UE, etc.) ou suscité par la
société civile
elle-même (dette, médicaments géné-riques
contre le SIDA, etc) ;
-
et à ce que vivent les
gens à la base en termes de dignité humaine, de justice,
de priorité donnée aux
pauvres, et en termes d’expérience de vie.
3.2
Quant aux modalités de l’action
Certaines OIC ont l’habitude
d’agir au sein d’instances internationales : aujourd’hui, cette
action ne
fait pas question, si ce n’est éventuellement en termes de
stratégie ou
d’efficacité.
Certaines OIC peuvent aussi
agir auprès des différents gouvernements nationaux en vue
d’une politique de
portée internationale : se pose la question de la
coordination, et on le
fait peut-être trop peu.
Plusieurs OIC peuvent aussi
se coordonner en vue d’une action commune dans un objectif de
portée
internationale : il semble que cela se fasse assez peu.
Il apparaît cependant de plus
en plus que pour être efficace, il faut agir au sein de
coalitions, de réseaux,
de coordinations beaucoup plus larges, d’ampleur mondiale ou
continentale.
L’action en vue de la suppression de la dette des pays pauvres en est
un
exemple. Jusqu’à présent ce type d’action n’est
guère développé par les OIC et
par la COIC.
3.3
Quelques observations sur ce type d’action internationale
collective
Dans le travail des ateliers
plusieurs points importants ont été soulignés.
-
L’intervention ou
l’action des OIC se veut être essentiellement d’ordre
éthique, sur la base de
valeurs partagées (justice, dignité de la personne,
etc.) : c’est assez
évident.
-
Sur la base de ces
valeurs partagées, il s’agit de
s’engager pour l’action dans des coalitions ou des
réseaux interreligieux ou plus largement
interconvictionnels (avec des associations humanistes sans
référence religieuse) : en Asie l’interreligieux
sera prédominant ;
en Europe occidentale, ce sera plutôt
l’œcuménique et l’interconvictionnel. Cela exige l’ouverture
à l’autre, à la
conviction et à l’expé-rience au moins en partie
différentes, sans prétendre
posséder la vérité. Sur certains enjeux
fondamentaux d’aujourd’hui, ce dialogue
est difficile (par exemple en bioéthique, au sujet du droit des
femmes, du
droit des minorités sexuelles).
-
Ce nécessaire travail
interreligieux et interconvictionnel renvoie à la question de
l’identité
catholique ou spécifiquement chrétienne des OIC en
externe, quand on intervient
au sein de coordinations plurielles, et en interne, quand se pose pour
les
membres mêmes la question de l’ouverture à d’autres
convictions.
-
Il y a des terrains ou
des questions sur lesquelles les OIC sont trop peu présentes et
actives au
niveau international : elles ont privilégié le
culturel (dans le cadre de
l’UNESCO entre autres), elles ont peu cherché à agir sur
les grandes
institutions économiques, qui sont pourtant les plus
déterminantes : OMC,
FMI, Banque mondiale. Par ailleurs, elles se sont à juste titre
préoccupées des
questions de paix, mais pas du tout des questions de
sécurité, d’un point de
vue à la fois pratique (politique et opé-rationnel) et
éthique, question
devenue particulièrement aiguë depuis le 11 septembre.
-
La société civile
organisée se veut être, au plan international, la voix des
sans voix ou des
sans pouvoir face aux pouvoirs politiques et économiques
(fonction de
plaidoyer). De ce point de vue, il faut remarquer qu’il y a un
sérieux problème
dans beaucoup d’OIC et plus encore au sein de l’Assemblée
générale : la
sous-représentation dans les instances dirigeantes des pays du
Sud par rapport
à l’Europe occidentale, l’absence de l’Europe centrale et
orientale, la
sous-représentation des femmes par rapport aux hommes.
3.4
Au sujet de la communication
Pour agir, il faut communiquer : comment, en vue de
l’action, nous approprions-nous les instruments nouveaux et complexes
offerts
par l’Internet ? Communiquer efficacement et rapidement au sein
même de
chacune des OIC, entre les OIC, entre le comité de coordination
et les OIC,
avec d’autres partenaires. Et communiquer en direction de la
société elle-même.
Question de moyens techniques, de ressources éco-nomiques, mais
surtout sans
doute de compétences.
4
Evaluation d’une pratique : la campagne pour la remise de
la dette des pays pauvres
Pour évaluer la possibilité d’action de la COIC au niveau
international, l’Assemblée générale, par les
ateliers, a étudié la campagne
pour l’annulation de la dette des pays pauvres. De cette
évaluation, on peut
retenir quelques leçons importantes.
4.1
Eléments généraux
1.
L’Assemblée de Quito
(1997) a décidé d’engager l’ensemble de ses membres dans
une action mondiale en
cours, action dont elle n’a donc pas pris l’initiative, action portant
sur la
dette des pays pauvres.
2.
Cette campagne mondiale
s’exprimait principalement sous la forme d’une pétition à
signer, ce qui
supposait évidemment tout un travail de sensibilisation des
opinions publiques.
Elle a rassemblé plusieurs dizaines de millions de signatures.
Une mobilisation
de cette ampleur n’avait jamais eu lieu et est encore sans
équivalent.
3.
L’objectif politique
concret était d’obtenir une décision de la dette publique
multilatérale des
pays pauvres, vis-à-vis du FMI et de la BM, décision
à prendre par la réunion
du G7 à Cologne, en juin 2000.
4.
De ce point de vue, le
résultat de cette action est quasi nul : des engagements
très
conditionnels et futurs pour quelques pays les moins avancés
(les PMA),
décision emballée dans un discours
géné-reux mais assez creux.
5.
Cette action, du point
de vue des OIC, ne peut cependant pas être
considérée comme un échec : il
y a une part assez importante de réussite, mais aussi des
limites. L’évaluation
de ce type d’intervention est donc intéressante.
4.2
Les points positifs
1.
L’action au sein des
OIC, comme plus largement au sein de la société civile
organisée, a permis une
information et une sensibilisation plus ou moins fortes et larges au
problème
de la dette, avec de fortes différences selon les OIC.
2.
Politiquement, au niveau
mondial, on n’a guère avancé dans la décision,
mais la question de la dette est
désormais à l’ordre du jour politique des gouvernements,
de la BM et du FMI, et
certaines politiques sont de fait en train de changer.
3.
Le problème de la dette
est un problème technique très complexe et il n’y a pas
de solution
simple : une annulation totale de toutes les dettes (requête
de certains
groupes radicaux) serait contre-productive et injuste. La campagne a
suscité
des recherches approfondies conduisant à diverses propositions
techniquement
opératoires, ce qui constitue une avancée
considérable.
4.
Au niveau national, dans
différents pays, en raison de la pression exercée sur les
gouvernements à
l’occasion de cette action, des décisions de remise de la dette
bilatérale par
rachat et investissement dans le social ont été prises et
mises en œuvre, ce
qui n’est pas rien.
5.
Quant aux OIC qui se
sont engagées dans l’action, elles ont
généralement pu prendre appui sur les
documents et l’expérience d’associations plus
spécialisées, comme Caritas
International ou les Actions de Carême (CCFD, Entraide et
Fraternité, CIDSE,
etc.)
6.
La collaboration entre
certaines OIC et de certaines OIC avec d’autres organismes a aussi
été un
élé-ment positif.
4.3
Mais des limites aussi
1.
La COIC a lancé les OIC
dans l’action, mais faute d’initiative et surtout de moyens n’a pas
été capable
de fournir aux OIC le support d’information nécessaire ni le
matériel
pédagogique en vue de la conscientisation : les OIC ont,
dans l’ensemble,
dû se débrouiller localement pour trouver le
maté-riel adéquat.
2.
Dans certains pays
pauvres du Sud, il y a eu l’impression que c’était de nouveau
une initiative du
Nord, passant par-dessus la tête des populations et pour la bonne
conscience du
Nord (faute d’information correcte ?)
3.
Il n’y a eu aucune
information diffusée au sein des OIC au sujet des
conséquences et de la suite
de l’action : à quoi cela a-t-il abouti ? à
quoi cela a-t-il
servi ?
4.4
Trois remarques complémentaires
1.
La question de la dette
est techniquement complexe. De divers côtés on a
reproché les simplifications
effectuées au cours de la campagne. C’est vrai, mais le
caractère massif des
signatures (impossible sans une expression simple) a contribué
à ce que la
question soit politiquement posée.
2.
D’autres actions de la
société civile ont davantage réussi quant à
leur objectif : la
non-signature de l’AMI, la réalisation de la convention sur les
mines
antipersonnel, par exemple. Une raison majeure de la réussite de
ces actions
est le fait que la société civile a été
capable de mobiliser certains
gouvernements pour leur cause. Dans la plupart des causes
internationales, les
gouvernements sont en effet les véritables
décideurs : il importe donc
d’agir localement et directement sur eux.
3.
Personnellement, je suis
convaincu de la responsabilité des OIC au plan de la
société civile
internationale. Je me demande cependant si la meilleure méthode
est la
recherche de mobilisation de toutes les OIC sur un objectif au niveau
d’une
assemblée générale. Pour être efficace, ne
faudrait-il pas pouvoir compter sur
un secrétariat léger permanent, qui puisse ponctuellement
inviter les OIC à
participer à telle ou telle campagne en cours, et fournir si
possible un
document commun bref, clair et pédagogique, en faisant appel
pour cela à des
compétences externes. Secrétariat qui informerait aussi
sur le cours et les
résultats de l’action.
5
L’action au sein de la société civile : une
perspective
éthique et théologique
5.1
La question de la gouvernance
Depuis quelques années un
nouveau mot a été introduit dans le langage
politique : la gouvernance. Ce
mot, à l’heure actuelle, ne désigne pas une
réalité, encore moins une institution,
mais un objectif ré-pondant à ce qu’on perçoit
comme une nécessité.
La réalité mondiale est
devenue de plus en plus complexe, en raison entre autres de la
mondialisation
de l’économie, avec ses effets bénéfiques et tout
en même temps discriminants,
excluants et destructeurs. Les gouvernements politiques nationaux ne
sont plus
à la hauteur de la gestion des problèmes. L’ONU n’est pas
une instance
gouvernementale supranationale de portée mondiale. Pour toutes
sortes de
raisons, elle est souvent inefficace, et aussi plus ou moins
discréditée…
Le pouvoir des grandes
entreprises productives et financières transnationales va
grandissant, échappe
à peu près à tout contrôle et s’exerce en
fonction unique de leurs intérêts
économiques et financiers. L’OMC est à peu près la
seule institution
internationale dont les décisions ont force de loi et s’imposent
aux Etats
(l’Office de règlement des différends a un rôle
très important), et elle
s’impose dans de plus en plus de domaines dans la mesure de la
marchandisation
croissante de la société. Les décisions du Conseil
de sécurité s’imposent
aussi, mais son domaine d’intervention est beaucoup plus limité.
L’action et
l’autorité de l’OMC ne sont pas coordonnées aux autres
institutions de portée
mondiale comme l’OIT, l’OMS, l’UNICEF : les règles des
différents pactes
ou conventions peuvent être contradictoires entre elles, ce sont
celles de
l’OMC qui l’emportent et s’imposent. Des exigences fondamentales de la
vie en
société ne sont pas et ne peuvent pas être prises
en compte dans ce cadre.
De ce fait, des couches de
plus en plus importantes des populations se sentent victimes de
décisions ou
d’options qui sont prises sans tenir compte d’elles et souvent à
leur
détriment : elles se sentent légi-timement victimes
du système. De plus en
plus, elles expriment avec force et parfois même avec violence
leur opposition.
De ce double constat,
s’impose une sorte de nécessité nouvelle : quels
instruments se donner
pour gérer une telle situation. La gouvernance désigne
cette manière de faire
nouvelle nécessaire, mais à inventer. Remarquons que le
mot recouvre une
ambiguïté : les grandes entreprises considèrent
qu’elles sont à l’heure
actuelle le seul acteur global, le seul ayant le savoir-faire et la
compétence
pour assurer le bonheur de l’humanité, et que donc la
gouvernance doit leur
être confiée…
En ce qui concerne l’Union
européenne, où politiquement la réflexion est plus
avancée sur ce sujet, la
gouvernance est explicitement à l’ordre du jour. Les
gouvernements et les
institutions européennes font le constat qu’il existe une
rupture croissante
entre les opinions publiques et ces institutions. D’une part, par leur
vote ou
leur abstention massive, les citoyens risquent de bloquer le processus
décisionnel européen, d’autre part, le
mécontentement s’exprime par des
manifestations de plus en plus nombreuses et revendicatives… La
question se
trouve ainsi explicitement posée : comment impliquer
institutionnellement
les citoyens dans l’orientation et la définition des
politiques ?
C’est dans cette question de
la gouvernance, que prend place la responsabilité de la
société civile
organi-sée. Sans doute cette société civile, via
les nombreuses ONG, est-elle
depuis longtemps active au niveau international. Et les OIC en ont
l’expérience
et la pratique, au moins dans les domaines relevant chaque fois de leur
terrain
et leurs compétences propres. Mais la situation présente
élargit et étend la
responsabilité de la société civile et exige des
modalités d’action plus
transversales, en l’occurrence, responsabilités plus communes
à l’ensemble des
OIC.
5.2
Exigences éthiques de l’action dans le cadre de la
société
civile
La dimension éthique est
présente d’une double façon dans l’intervention de
l’acteur de la société
civile.
Il y a d’abord ce fait fondamental :
on intervient parce que les orientations ou les décisions qui
doivent être prises par les instances
nationales
ou internationales portent en elles-mêmes une dimension
éthique : ce sont
chaque fois des valeurs qui sont en cause, valeurs à promouvoir,
valeurs à
défendre. Il s’agit de solidarité, de dignité de
la personne humaine, de
respect de la vie, de justice, de liberté, de paix,
d’inté-grité de la
création, etc. En raison de la dimension éthique qui est
essentielle à
l’Evangile, l’Eglise dans ses différentes composantes et selon
ses divers
moyens d’action doit faire entendre l’appel de ces valeurs au cœur des
délibérations conduisant à la décision
politique, dans la mesure où les
conséquences en seront positives ou négatives au regard
de ces valeurs.
De ce point de vue, la
difficulté est double. D’un côté, ces valeurs sont
des exigences générales et
abstraites. Sans doute, trouvons-nous dans l’Evangile de fortes
motivations
pour les faire valoir et les défendre.
Et la plupart des hommes et des femmes adhérant à une
religion ou une tradition
spirituelle, ou s’inscrivant dans une lignée humaniste,
témoigneront aussi
vouloir défendre ces mêmes valeurs. Le problème est
de savoir comment on veut
les articuler entre elles. Exemple de la tradition politique
moderne :
donnera-t-on priorité à l’égalité comme
objectif, une certaine égalité dans
l’ordre de la disposition ou de l’accès aux biens
économiques, dans la ligne de
la tradition socialiste, quitte à imposer certaines restrictions
à la liberté de
posséder, ou au contraire, donnera-t-on priorité à
la liberté, liberté de la
propriété et liberté d’entreprendre, en laissant
le champ libre à
l’inégalité ? Ou encore en termes plus
immédiatement contemporains :
dans des situations marquées par la violence ou la menace de
violence, par la
délinquance ou le risque terroriste, sacrifiera-t-on les
libertés individuelles
à l’exigence de sécurité ? et
jusqu’où ? On peut certes affirmer
qu’il y a des principes moraux majeurs et qu’il faut les appliquer,
mais dans
le concret de la décision politique, il y a nécessaire
discernement,
pondération entre exigences en tension, équilibrages
différents, choix
différents marqués par des sensibilités
différentes. Et donc pluralisme des
sensibilités et options politiques et morales, et
nécessaire débat en vue du
compromis politiquement acceptable finalement, compromis le meilleur ou
le
moins mauvais possible du point de vue éthique.
Mais la difficulté est aussi
d’un autre ordre. Le développement et la transformation
progressive de la
culture ou des cultures, d’une part, le formidable développement
des
techniques, en particulier des biotechnologies, d’autre part, nous
placent
devant des questions nouvelles, auxquelles les principes et les outils
classiques de nos traditions morales, en particulier pour nous la
tradition
morale catholique, ne nous donnent pas de réponses claires. Seul
un débat le
plus ouvert possible peut orienter la prise de décision, avec
toujours le
risque de l’erreur. L’Eglise catholique, dans ses instances officielles
et
publiques, a bien de la difficulté à entrer avec
conviction et liberté dans
cette problématique. Double difficulté : une
certaine rigidité dans
l’affirmation de principes et dans l’évidence imposée des
conclusions qu’on en
tire ; et par ailleurs manque de crédibilité de sa
parole quand en son
propre sein elle interdit purement et simplement le débat sur ce
qui fait
question. Il ne faut pas s’étonner qu’il y ait quelque fois
retour du bâton. Il en est ainsi
dans des
problématiques touchant à la dignité des femmes ou
dans certaines questions
bioéthiques.
Vérité et intégrité sont deux
exigences éthiques majeures pour l’intervention au sein des
institutions
internationales. Mais ces valeurs ne sont pleinement reconnues et
honorées, et
le témoignage qui leur est porté n’est crédible
qu’à la double condition qu’on
soit porté par la conviction que personne ne possède
toute la vérité, et donc
soi-même pas non plus, et qu’on pratique soi-même
institutionnellement ce qu’on
revendique pour les autres.
5.3
Responsabilité éthique ecclésiale des OIC
Comme partenaires des débats sur les grands enjeux
internationaux, comme membres de l’Eglise catholique, comme
institutions
animées par l’inspiration évangélique, les OIC ont
à porter témoignage des
valeurs essentielles qui les habitent, comme le choix prioritaire des
pauvres,
la reconnaissance de la fondamentale dignité de toutes les
personnes humaines,
l’appréciation de la vie comme don de Dieu, etc. Elles sont
appelées à
contribuer à ce que ces valeurs prennent concrètement
corps dans la société
mondiale, en participant activement à l’élaboration des
décisions en cours dans
l’agenda international.
5.3.1
Les grandes causes humanitaires
Il y a des questions importantes sur lesquelles il n’y a
pas de difficulté de principe pour les OIC à s’engager en
faveur de telle ou
telle décision ou élaboration et ratification d’une
convention. J’imagine
sans peine que toutes les OIC sont en principe d’accord sur la
nécessité
urgence d’alléger ou de supprimer la charge de dette qui
pèse sur un certain
nombre de pays pauvres (les modalités peuvent quant à
elles évi-demment en être
discutées) ; toutes sont certainement d’accord sur la
nécessité de
ratifier la convention d’élimination de toutes les mines
antipersonnel ;
d’accord aussi qu’il faudrait rapidement établir un
con-trôle strict sur le
commerce et le transfert des armes dites légères, celles
qui causent de loin le
plus de morts dans les conflits intra-étatiques d’aujourd’hui.
La question qui
se pose est de savoir si les OIC veulent et peuvent se donner les
moyens de
peser de leur poids, au moment où c’est nécessaire et
avec de multiples autres
organisations, pour faire aboutir ces revendications
profondément humanitaires.
Et la question est aussi de savoir quels sont les moyens les plus
efficaces
pour agir dans ce sens.
5.3.2
Les grands enjeux économico-sociaux
Au cours de la session, on a
insisté à diverses reprises sur le rôle
décisif que jouent les instances
mondiales proprement économiques, en particulier l’OMC, la BM,
le FMI, mais aussi
l’OCDE ou le G7. Et se pose la question : comment et par quel
biais
agir ? Directement, il n’y a pas beaucoup de portes
d’entrée. La BM est
assez ouverte au dialogue avec les ONG, mais les ONG catholiques ne
s’en
préoccupent guère. Sur les autres institutions
économiques, indirectement par
contre, il y a des lieux importants d’action possible : action sur
les
gouvernements nationaux, qui sont les véritables
décideurs, à condition que
cette action soit coordonnée au niveau international.
Parmi d’autres, je voudrais
signaler deux enjeux importants pour les prochaines années. Au
niveau de l’OMC,
d’abord, c’est tout ce qui concerne la libéralisation des
services : le
risque est celui d’une marchandisation totale des services comme
l’éducation et
la santé, soumis au régime privé du commerce et de
la concurrence, avec tout ce
que cela peut signifier d’exclusion des populations pauvres ou moins
nanties.
Je suppose que les OIC qui ont dans leur compétence les secteurs
de la santé,
de l’éducation et de la culture suivent ce genre de dossier. A
un moment ou
l’autre, il faudra peut-être mobiliser la COIC sur cette
problématique.
Le second enjeu est
continental. Les Etats-Unis cherchent à créer une Zone de
libre échange des
Amé-riques (ZLEA). Le projet de traité est encore plus
défavorable aux Etats
faibles et aux populations que ce qui était en projet dans
l’Accord
multilatéral sur les investissements (AMI), qui lui a pu
être rejeté.
Exemple : si une entreprise multinationale (en
général nord-américaine)
investit dans un pays d’Amérique du Sud, et si une grève
vient à paralyser
l’usine ainsi créée, en raison des conditions de travail
ou de salaire
inacceptables, l’Etat dans lequel se trouve cette usine pourrait
être contraint
à payer à l’entreprise le dommage économique subi
en conséquence de la
grève ! Ou encore, si un Etat
décide des règles sanitaires plus strictes concernant
l’environnement ou la
santé ou la sécurité des travailleurs, il
pourrait être condamné à
rembourser aux entreprises étrangères
travaillant sur son territoire les coûts de production
supplémentaires
engendrés par cette législation. Je crois que les OIC du
continent Américain,
et en particulier celles d’Amérique latine devraient se
préoccuper sérieusement
de cette question, et pourquoi pas obtenir la solidarité des OIC
d’Amérique du
Nord.
5.3.3
Les enjeux concernant les droits des personnes
Il y a d’autres questions
beaucoup plus délicates actuellement en débat, en
particulier en ce qui
concerne le droit des personnes - j’ai fait allusion à certaines
d’entre
elles : droits des femmes, normes dans le domaine
bioéthique, droits des
minorités sexuelles - pour lesquelles il n’existe certainement
pas ce type
d’unanimité directe et facile, ni au sein de l’Eglise, ni au
sein des OIC.
Quelle est alors la responsabilité des OIC ?
Essentiellement de contribuer
au débat animé par les convictions humaines,
éthiques et spirituelles qui nous
sont offertes par notre tradition de foi en Eglise. Je voudrais faire
quelques
suggestions sur ce débat.
Ø
Ouvrir la réflexion et
le débat interne à chacune des OIC elles-mêmes,
au niveau local ou international : les OIC sont de riches
réservoirs d’expérience humaine et chrétienne.
Nombre de questions actuellement
traitées sont certes complexes. Mais en même temps, elles
concernent tous les
citoyens du monde (ou de l’Europe s’il s’agit des institutions
européennes, par
exemple).
Ø
Favoriser la réflexion
partagée et le débat avec d’autre OIC, en particulier
celles qui en raison de
leur spécificité sont le plus concernées par les
questions.
Ø
Contribuer à ce que dans
la mesure du possible, il y ait débat ouvert au sein de
l’Eglise, à commencer
par l’Eglise locale ; et aussi ouvrir l’espace de réflexion
à la dimension
œcuménique et/ou interreligieuse.
Ø
Favoriser échange et
débat avec d’autres organisations ou secteurs de la
société civile, afin de
pré-parer le caractère pluraliste du débat au sein
des instances
décisionnelles.
Ø
En ayant ainsi recueilli
tout l’enrichissement apporté par ces différents niveaux
d’étude, de réflexion
et de débat, intervenir de telle sorte que le débat soit
le plus ouvert
possible au sein des instances internationales où se prennent
les décisions.
Conclusion
Je suis convaincu de ce que les Eglises aujourd’hui, et
l’Eglise catholique en particulier, doivent intervenir plus activement
dans les
grands débats internationaux, l’Eglise à tous les niveaux
de ses instances et
compétences. Les OIC, organisations laïques
structurées au niveau mondial, doivent faire entendre leur
voix à
l’intérieur de l’Eglise, en raison de ce qu’elles
représentent d’expérience et
de com-pétence professionnelle et d’expérience
d’existence croyante
laïque ; elles doivent aussi faire entendre leur voix dans la
société et
en particulier au sein des instances internationales, dans un contexte
ouvert,
marqué par la pluralité des convictions et par les
rapports de force exercés
par les pouvoirs politiques, mais aussi par certains lobbies plus ou
moins
fortement organisés. Pour cela, il faut collectivement
se déterminer des priorités, des
objectifs
clairs et réalisables, et s’en donner
les moyens.
Ignace Berten
ESPACES – Spiritualités, cultures et société en
Europe
Bangkok, 03-07.12.01