Politiques locales de l’économie sociale et solidaire : des réalités diverses

Jean-Louis Laville, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), Laurent Fraisse, sociologue, chercheur associé au Cnam, et Marie-Catherine Henry, directrice de l’association de recherche, accompagnement et formation en économie sociale et solidaire (ESS) Cose comune, ont co-dirigé Les politiques locales de l’ESS, publié début juin 2024 aux éditions Érès. Ils reviennent pour Carenews sur les principaux constats de l’ouvrage.

Quelle est votre intention et à qui vous adressez-vous avec cet ouvrage ?

Laurent Fraisse : C’est un ouvrage issu d’une recherche action intitulée « Bilan et prospectives des politiques locales de l’ESS », qui impliquait Marie-Catherine Henry, Jean-Louis Laville et moi avec le Réseau des collectivités territoriales pour l’économie solidaire (RTES). Pour ce livre, nous avons souhaité mêler apports historiques et théoriques de chercheurs avec des témoignages d’élus locaux.

Marie-Catherine Henry : Il s’adresse à un public extrêmement large. Ce n’est pas un livre académique uniquement dédié aux chercheurs ou aux élus. Il peut intéresser des étudiants dans des filières ESS et toute personne ayant un intérêt pour l’ESS ou qui souhaite mieux comprendre comment les politiques locales s’élaborent.

Jean-Louis Laville : Le livre est tirée d’une recherche participative. C’est-à-dire qu’elle n’est pas faite sur les politiques menées, mais avec les élus. Plusieurs moments de réflexion collective ont ainsi été organisés avec les membres du RTES. Grâce à ces apports, le livre fournit un premier bilan des politiques d’ESS menées depuis vingt ans au niveau local.

Deux chapitres montrent l’augmentation du nombre d’élus en charge de l’ESS. Mais tous les territoires ne sont pas concernés : l’ESS n’est pas une compétence obligatoire. Quels sont les facteurs qui pourraient expliquer qu’une collectivité effectue ce choix ?

M-C.H. : L’ESS est un projet de société, un projet politique qui doit être étayé par des politiques publiques au niveau national mais qui trouve aussi tout son sens au niveau des territoires. C’est une économie qui s’appuie sur un tissu territorial, qui prend en compte les réalités des habitants en matière de consommation, de production, de mobilité, d’environnement... Elle remet l’individu au centre des préoccupations. La plupart des élus interrogés se considèrent d’ailleurs comme des élus de proximité. Il y a de plus en plus d’élus en charge de l’ESS et on peut s’en féliciter.

Les collectivités qui n’ont pas de délégation à l’ESS ou ont fait le choix de ne pas en avoir peuvent être des collectivités très rurales où il est moins facile de sectoriser les politiques. Cela peut aussi être un choix politique.

Mais même s’il ne s’agit au pire que d’un affichage ou d’une vision parcellaire, limitée à l’économie circulaire par exemple, la plupart des collectivités ont une délégation à l’ESS, certes avec des moyens et des marges de manœuvres différents.

« L’ESS est un projet de société, un projet politique qui doit être étayé par des politiques publiques au niveau national mais qui trouve aussi tout son sens au niveau des territoires. »
Marie-Catherine Henry, co-autrice de Les politiques locales de l’ESS.

J-L.L. : La progression du nombre d’élus ayant délégation pour l’ESS est en tout cas spectaculaire. Alors que la première politique préfiguratrice au niveau de ce qui était la région Nord-Pas-de-Calais date seulement de 1987, on aboutit aujourd’hui à une diffusion générale dans les schémas régionaux de développement économique. Dans toutes les collectivités (régions mais aussi départements, communes, communautés de communes, métropoles), la croissance du nombre de délégations est continue.

L’ESS, historiquement portée par les écologistes et s’ouvre prudemment à droite, comme le montre Michel Abhervé dans le chapitre dont il est l’auteur. Il explique aussi que les alternances politiques représentent un risque pour les politiques de l’ESS. Peut-on dire qu’elles sont des politiques de gauche ?

L.F. : Les politiques de l’ESS ont une dimension partisane. Dans les années 2000, leur portage politique s’est diffusé à l’ensemble de la gauche, puis vers le centre et la droite modérée. Il est vrai que ce n’est pas dans le logiciel de la droite plus conservatrice voire réactionnaire.

Mais ce n’est pas blanc ou noir : la politique régionale ESS se poursuit par exemple dans les Hauts-de-France [Xavier Bertrand, des Républicains, est à la tête de la région depuis 2016]. Le nombre d’élus membres du RTES continue à augmenter et leurs étiquettes politiques se sont diversifiées depuis 20 ans.

Ce qui est aussi souligné par ce chapitre, c’est que l’ESS est un peu en dehors du champ des partis qui ont dominé le débat politique national ces dernières années, Renaissance, La France insoumise et le Rassemblement national, parce qu’ils ont moins d’élus locaux.

M-C.H. : Néanmoins, les élus que nous avons interrogés dans le livre ont des colorations politiques diverses.

J-L.L. : En effet, les chapitres, qui ont été conçus autour de dialogues entre élus ayant une responsabilité au sein d’une collectivité de même niveau, mettent en valeur la diversité des soutiens. Ainsi, pour les métropoles et les régions, les points de vue échangés émanent d’élus de droite comme de gauche.

Marie-Catherine Henry, vous dites qu’il faut continuer à convaincre les élus des bénéfices de l’ESS. Y a-t-il encore trop peu d’élus qui connaissent le secteur ?

M-C.H. : La nécessité de convaincre les autres élus, les exécutifs, les habitants et les partenaires des effets structurants de l’ESS sur un territoire est ressortie de façon assez constante dans les propos des élus interrogés. Ils évoquent le besoin d’aller au-delà d’une méconnaissance ou de représentations négatives, qui enferment l’ESS dans une économie de la réparation et qui ne prend pas en compte son véritable projet politique, sa visée transformatrice. Il faut sortir l’ESS d’un entre-soi qui ne peut être que stérile.

J-L.L. : Au-delà des appartenances politiques, beaucoup d’élus se sont rendu compte que les politiques économiques centrées sur l’aide à l’installation d’entreprises engendraient des effets d’aubaine ou de substitution, sans compter que les entreprises aidées pour s’implanter pouvaient quitter le territoire quelques années plus tard. D’où une évolution vers des politiques dirigées plus vers des activités socio-économiques ancrées sur le territoire et susceptibles d’y améliorer les conditions de vie : ESS mais aussi PME, commerce, artisanat, éducation populaire…

Vous parlez aussi d’un regain d’intérêt pour l’ESS dans les années 2020, notamment à la suite de la crise sanitaire et de l’accélération des préoccupations liées au dérèglement climatique. Y-a-t-il des thématiques prioritaires pour les élus en charge de l’ESS ?

L.F. : L’organisation sectorielle des politiques publiques fait que les élus en charge de l’ESS ont dû définir leurs domaines d’intervention en tenant compte des compétences obligatoires de leur collectivité. Ils se sont d’abord positionnés sur l’appui à l’émergent et à l’innovant, puis ont défriché de nouvelles thématiques d’action publique. Ils ont été pionniers pour créer des passerelles entre l’ESS et la transition écologique. Ils ont testé de nouveaux instruments de politiques publiques comme les monnaies locales ou la participation des collectivités au sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic).

M-C.H. : Les thématiques investies par les élus dépendent également des moyens afférents à chaque collectivité.

J-L.L. : C’est la pertinence pour résoudre les problèmes concrets qui compte. Il y a eu un surcroît de crédibilité quand les élus se sont rendu compte de l’importance du monde associatif pour endiguer les effets de la pandémie et du rôle des initiatives solidaires pour une transition juste ; par exemple à travers les circuits courts alimentaires qui agissent pour relocaliser des productions et développer de nouvelles relations entre producteurs et consommateurs au service d’une meilleure santé des habitants.

L’ESS reste-t-elle cantonnée à des secteurs spécifiques, sans infuser l’ensemble des politiques publiques ?

L.F. : Cette tension n’est pas propre à l’ESS. Elle existe dans beaucoup de politiques transversales, comme l’égalité femmes-hommes ou la transition écologique.

Une politique spécifique à l’ESS, avec un plan d’action et un budget propres, est souvent nécessaire pour que l’ESS soit reconnue dans le territoire. Elle a une vertu de lisibilité et de légitimité au sein de la collectivité, mais aussi de diffusion et d’appropriation de la notion par les acteurs économiques et sociaux.

Tout l’enjeu, c’est d’articuler ces politiques publiques spécifiques avec la dimension transversale de l’ESS, souvent invisibilisée par l’organisation en silo des politiques publiques. Un conseil départemental ne peut pas mener ses politiques sociales sans les acteurs de l’ESS ; nombre de villes et communautés de communes s’appuient sur les associations dans leurs politiques culturelles, par exemple. Les exécutifs locaux n’ont pas forcément conscience du poids de l’ESS dans l’ensemble de leurs actions. L’enjeu d’un élu va être d’articuler sa politique spécifique avec d’autres élus afin d’inscrire l’ESS dans les plans d’action et les feuilles de route stratégiques des politiques de sa collectivité.

« Les exécutifs locaux n’ont pas forcément conscience du poids de l’ESS dans l’ensemble de leurs actions » Laurent Fraisse, co-auteur de Les politiques locales de l’ESS

J-L.L. : Il reste également à jouer plus des synergies par une mise en cohérence : les politiques de l’ESS voisinent parfois avec des politiques en faveur de la vie associative et de l’action sociale, alors que pour l’essentiel il s’agit des mêmes acteurs. 80 % de l’emploi de l’ESS est dans les associations, dont une large majorité dans l’action sociale.

Vous concluez avec trois scénarios pour le futur des politiques locales de l’ESS. Quels sont ces scénarios ?

L.F. : Le premier scénario est un celui de la diffusion et de la consolidation de politiques dédiées à l’ESS dans l’ensemble des collectivités locales, avec comme horizon toujours plus d’élus locaux à l’ESS et une augmentation des budgets.

M-C.H. : Dans ce scénario, l’ESS est plutôt envisagée comme un mode d’entreprendre qui se positionne en complément d’une économie lucrative privée et d’une économie publique non marchande. L’intérêt de ce scénario, c’est qu’une sorte de vocabulaire commun se déploie, en mesure de rassembler des sensibilités politiques différentes et des élus qui sont plus ou moins expérimentés. Le revers de la médaille, c’est le risque d’une dépolitisation de l’ESS et d’en faire un dispositif technique.

L.F. : Le deuxième scénario consiste à se dire que la priorité d’une collectivité n’est pas seulement de moins de soutenir les acteurs et les entreprises de l’ESS mais que ces derniers répondent aux enjeux du territoire en coopération, en co-construction et en transversalité. Cela nécessite de collaborer avec d’autres politiques publiques et d’autres acteurs économiques et sociaux du territoire. Au-delà du principal appui à des initiatives et entreprises spécifiques, il s’agit aussi de contribuer à rendre les territoires plus coopératifs et solidaires.

Et quel est le troisième scénario ?

M-C.H. : Le troisième scénario, c’est celui de la transformation : il n’est plus question de constituer une niche ou de décloisonner les politiques locales, mais de transformer l’action publique locale, de concevoir de nouveaux instruments de politique publique. Par exemple, la co-construction pourrait devenir une modalité obligatoire d’élaboration des politiques publiques.

Ce scénario pose donc la question du plaidoyer, d’une représentation politique de l’ESS, ce qui suppose une véritable synergie au sein des familles de l’ESS et des rapprochements avec d’autres démarches, comme celles des communs par exemple.

L.F. : Ce scénario porte aussi sur les imaginaires. Il invite à coconstruire un récit autour de transitions territoriales qui mobilisent au-delà du milieu de l’ESS. Il suppose aussi de faire bouger les cadres institutionnels aux échelles nationale et européenne qui peuvent être des freins à la capacité de l’ESS à transformer le développement des territoires. Les élus locaux se heurtent parfois à un plafond de verre politique et médiatique à l’échelle nationale.

Ce scénario est-il réaliste ?

M-C.H. : Il est tout à fait réalisable. En fonction des collectivités et de l’endroit où elles en sont de leur compréhension et de la mise en œuvre de l’ESS, cela peut être différent. Mais un certain nombre de collectivités ont étayés significativement leurs politiques de l’ESS. C’est un peu le scénario de la maturité : il s’agit de passer un cap et d’envisager le projet de l’ESS « en grand ».

J-L.L. : Une mise en perspective internationale est intéressante à cet égard. Il existait une tradition de l’économie sociale ; celle-ci a été dynamisée par la multiplication d’initiatives citoyennes dans le dernier tiers du XXe siècle, débouchant sur l’appellation d’ESS. Depuis le début du XXIe siècle, des dizaines de pays dans tous les continents ont adopté des lois ou des politiques inédites pour l’ESS. Là où le 3e scénario avance le plus, c’est d’une part quand il existe un environnement favorable avec des complémentarités entre niveaux national et local, et d’autre part quand les politiques d’ESS font l’objet d’une co-construction entre les acteurs et les responsables publics. Alors la contribution de l’ESS aux transitions devient plus visible et même majeure.

Source : https://www.carenews.com/carenews-pro/news/politiques-locales-de-l-economie-sociale-et-solidaire-des-realites-diverses