INTRODUCTION
L’accès à la terre et son appropriation constituent l’une des questions les plus sensibles et largement abordées actuellement en Afrique Subsaharienne. Le foncier est ainsi un déterminant majeur des rapports sociaux et de production dans ces pays où l’agriculture demeure l’activité principale de la majorité des populations ; celles-ci étant essentiellement rurales. Mais la dimension intra-familiale est la moins abordée dans le contexte rural en Guinée. La grande préoccupation que pose la densité démographique de la zone de Gouécké (en Guinée Forestière), se situe dans un contexte de forte monétarisation des échanges et de mutations sociales loin encore de s’achever.
Ce contexte nécessite d’analyser et de comprendre comment s’opèrent les mécanismes de sécurisation foncière des individus à l’intérieur des familles pendant que la modernisation de la gestion du foncier rural reste encore pratiquement difficile. Le décalage entre les références coutumières et les législations foncières en vigueur, est un aspect du problème de sécurisation foncière individuelle intra-familiale. Des efforts sont bien consentis dans ce sens par les gouvernements, en termes de conciliation de la tradition et de la modernité à travers la décentralisation depuis les années 1990. Cela se manifeste concrètement par la mise en place, par exemple, dans plusieurs pays de l’Afrique de l’Ouest, des plans fonciers ruraux (PFR) en vue de faciliter l’enregistrement des droits fonciers coutumiers et leur validation juridique pour le compte de leurs titulaires.
Mais ces expériences se sont souvent avérées déficientes en terme de fonctionnement des commissions locales mises en place par les PFR, l’actualisation de l’enregistrement des transmissions et de transfert des droits fonciers.
En Guinée, le milieu rural ne connaît guère aucune des deux procédures d’établissement et d’enregistrement des droits et titres fonciers suivantes : i) le plan de propriété, simple document administratif qui ne constitue pas à proprement parler un titre de propriété, et qui est conservé au niveau de la municipalité pour les villes ou de la Communauté Rurale de Développement (CRD) pour les zones rurales ; ii) le registre de propriété, détenu par le service de la conservation des propriétés, qui permet la délivrance d’un véritable titre de propriété. Cela est une évidence en dépit des efforts prématurément arrêtés et sans suite du Gouvernement guinéen et de la Banque Mondiale à travers le projet Opération Pilote du Plan Foncier Rural (OPPFR) de 1991-1992 en Guinée Forestière. Or, plus de 75% des guinéens vivent en milieu rural et donc essentiellement des activités agricoles.
Depuis la revalorisation institutionnelle du sol par l’adoption du libéralisme économique en 19854, la terre est devenue une ressource convoitée par une grande diversité d’acteurs ruraux, et même citadins, agriculteurs ou non agriculteurs. Mais le code foncier et domanial guinéen n’est pas jusqu’ici appliqué en zone rurale qui regorge la majorité de la population. La multiplicité et la complexité des tensions/conflits fonciers font accroître ainsi les besoins de sécurisation foncière désormais avec des perspectives individuelles à travers plusieurs stratégies. Ces stratégies sont : la création et l’extension des plantations pérennes à base du café sous ombrage, le la diffusion des
locations annuelles de la terre. Mais les transactions relatives à la terre restent surtout informelles.
En Guinée Forestière, les producteurs sans terre ou les moins dotés en terre sont souvent contraints de réduire considérablement leur temps de jachère (3 à 4 ans), à intensifier l’exploitation rizicole des bas-fonds et à diversifier les sources de revenus extérieures pour faire face aux contraintes de contrats fonciers qui se réduisent généralement à la location annuelle.
C’est en effet l’utilisation répandue de la stratégie de sécurisation foncière par les plantations pérennes dans la zone de Gouécké (en préfecture de N’Zérékoré -Guinée Forestière-) qui fonde notre choix du thème intitulé : « Systèmes de culture et modes d’occupation des espaces ruraux dans la zone de Gouécké (préfecture de N’Zérékoré) : dynamiques et enjeux », pour l’obtention du diplôme de Master 2 Recherche, avec mention Espace, Temps et Société.
Les thématiques de ce sujet sont rarement analysées de façon approfondie à l’échelle locale en Guinée Forestière. En effet, les questions foncières, agricoles ou environnementales concernant cette région sont souvent abordées de façon connexe ou générale (J.E. BIDOU et J.Gb. TOURE, 2002 ; A.A. CAMARA, 2007 ; F. BEAVOGUI, 2006). Il est aussi nécessaire de s’intéresser à ce sujet parce que la problématique foncière retient l’attention de l’Etat guinéen et de ses partenaires au Développement à travers des discours officiels, des politiques et stratégies de développement du pays.1
Mais l’analyse de la place des systèmes de culture pérenne parmi les facteurs/stratégies de sécurisation foncière n’a jamais été une préoccupation principale des travaux existant à l’échelle locale ou régionale. Or, de nos jours, les conflits fonciers intrafamiliaux pour l’accès à la terre et son appropriation ont atteint un niveau inquiétant.
Selon nos dernières enquêtes dans la zone de N’Zérékoré (septembre 2008), sur le foncier, « les conflits fonciers et domaniaux constituent près de 2/3 des litiges que connaît quotidiennement la justice ; ces conflits étant l’un des principaux freins à tout investissement durable dans la localité ». Mais la fréquence de ces conflits serait estimée à 90% dans les zones à fortes densités démographiques. Pendant ce temps, nonobstant la médiocrité des rendements annuels à l’hectare des systèmes de culture pérennes à base du café (connus aussi sous le nom d’agroforêts), chaque fils de paysans aspire constamment à la réalisation d’au moins une plantation de café. Mais il n’est pas d’ailleurs certains que la prolifération de ces plantations pérennes à base du café soit inscrite pour la plupart de ceux qui les réalisent, dans une perspective essentiellement économique. Cette réalité est attestée par la faiblesse des rendements de ces cultures (330 kg /ha en moyenne), les caractéristiques de leurs itinéraires techniques, la montée des sentiments d’insécurité et des tensions foncières. La zone de Gouécké fait partie de cet ensemble géographique qui connaît déjà la même mutation liée à la forte demande en terre cultivable et à la faiblesse de la plupart des rendements agricoles en général. Cette mutation foncière est aussi liée à l’absence d’application du code foncier et domanial en milieu rural. Le questionnement qui conduira cette réflexion est le suivant : La sécurisation foncière passe-t-elle nécessairement par l’application du code foncier et domanial ? Dans ce cas, quel est le bilan des tentatives de diffusion de ce code en milieu rural de la Guinée forestière ? Quelles sont les stratégies que les populations dans la zone de Gouécké adoptent-elles en termes de sécurisation foncière en cas de non application du code ?
Le choix de notre sujet s’inscrit dans l’optique de montrer que dans un contexte de mutation foncière, caractérisé par l’absence d’application du code foncier et domanial en milieu rural, notamment celui de la Guinée forestière, la création et l’extension des cultures pérennes à base du café sous ombrage apparaît comme un facteur important de sécurisation et d’appropriation individuelles des terres. Le choix de ce sujet se justifie donc par le fait que :
– les cultures pérennes constituent efficacement des marques d’appropriation individuelle de la terre à l’intérieur de la famille et sur les limites d’exploitations individuelles ou familiales ;
– la fréquence et la complexité des conflits fonciers et domaniaux que chaque actif cherche à éviter en assurant sa sécurité foncière notamment sur le domaine familial ;
– l’absence de marché foncier intra-familial dans la zone d’étude.
Le présent mémoire comprend trois chapitres. Nous présenterons dans le premier chapitre les approches conceptuelles et théoriques. En nous focalisant sur la question d’espace rural comme centre d’intérêt, nous nous sommes intéressés à trois concepts clés : i) le concept de système de culture qui relève du concept générique de système de production ; ii) le concept de rapports de production et, iii) le concept de sécurité foncière. Cette rubrique présentera aussi quelques résultats de recherches réalisés dans certaines régions de l’Afrique de l’Ouest pour illustrer nos constats sur notre terrain. Le deuxième chapitre est consacré à l’analyse de la mutation et / ou de l’évolution des formes d’appropriation foncière en Guinée en général, et dans notre zone d’étude en particulier. Le troisième chapitre enfin, présente le protocole de recherche. Il s’agit non seulement de la méthodologie utilisée pour la mobilisation, le traitement et l’analyse des données présentées dans le présent mémoire, mais également de celle que nous souhaitons mettre en œuvre à l’avenir, dans les travaux de la thèse.