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L’économie sociale et solidaire : retour d’un projet politique démocratique

Si l’ESS retrouve depuis la crise de 2008, une nouvelle portée émancipatrice face aux enjeux sociaux, économiques, environnementaux et, depuis 2020, sanitaires, elle est une catégorie économique encore bien hétérogène avec « (…) une conceptualisation faible, ce qui n’a pas permis de dégager un véritable corpus théorique » (Hiez & Lavillunière, 2013, p. 8). Hely (2008), propose par ailleurs, de manière provocatrice, l’idée que « l’ESS n’existe pas », que celle-ci ne serait qu’une catégorie homogène illusoire réunissant des organisations et des tentatives alternatives hétérogènes. Cette idée est confortée par les difficultés contemporaines à élaborer une théorie unifiée (Caillé, 2003 ; Flahault et al., 2011 ; Hiez & Lavillunière, 2013 ;Lamarche, 2013) ; l’ESS demeurerait une « énigme scientifique » (Alcolea-Bureth, 2004).
L’économie sociale et solidaire est, en effet, riche des différentes approches produites par l’histoire du mouvement social lui-même. Or une particularité de l’économie sociale et solidaireconsiste dans le processus d’élaboration de sa pensée par un aller-retour incessant entre la réflexion et l’action, de nombreux penseurs ayant été des acteurs et les acteurs revendiquant souvent leur inspiration chez des penseurs. Nous sommes loin des théories abstraites qui forment les courants de pensée dominants. (Hiez & Lavillunière, 2013, p. 9) Face à cette indétermination conceptuelle et pratique, cette thèse se centre sur une caractéristique commune à ces entreprises, leur caractère démocratique (Celle, 2020), devenu l’un des piliers des entreprises de l’ESS. Le rôle démocratique de l’ESS renvoie communément
à une échelle micro-socioéconomique : les entreprises de l’ESS sont considérées comme le moyen de développer des comportements et une organisation économiques alternatifs construits sur la solidarité (Laville, 2016), la délibération (Dacheux & Goujon, 2020) et la coopération (Draperi, 2012). Les entreprises de l’ESS permettent, en tant que mouvement et tissu institutionnel, de construire une alternative au libre marché par diverses réponses démocratiques depuis maintenant plus de deux siècles (Duverger, 2019) : « Les expériences se reconnaissant dans l’économie sociale et solidaire témoignent d’une finalité commune, celle de servir l’émancipation de tous par la mise en œuvre d’une économie démocratique » (Draperi, 2013, p. 70). C’est pourquoi, par ses fins et les moyens déployés, l’ESS s’inscrit dans un projet de démocratisation de la sphère économique.

Une réinscription de l’entreprise dans la société

Les sources doctrinaires de l’économie sociale puis solidaire sont nombreuses et hétéroclites (Defourny & Nyssens, 2017) et ont donné lieu à de multiples types d’entreprises et de statutscaractérisés par la « pratique volontaire d’une socialisation autogérante » (Desroche, 1983, p. 169). Ces derniers peuvent cependant être réunis autour de trois règles fondamentales (Bidet, 2003) :

(1) La relation entre pouvoir et capital : le poids décisionnel est a-capitaliste, c’est-à-dire qu’elle s’exprime par la règle « une personne, une voix » ;
(2) La rémunération du capital est volontairement limitée (lucrativité limitée pour les coopératives) voire interdite (associations et mutuelles) ;
(3) Les affectations des excédents de gestion, une partie de ceux-ci doit être affectée en réserve impartageable. Elle devient propriété collective inaliénable.

Claude Vienney (1994) définit quant à lui l’entreprise de l’économie sociale avant tout par quatre règles découlant d’une association de personne :

(1) Une règle relative au groupe de personnes : l’égalité ;
(2) Une règle relative aux rapports membres → entreprise, déterminée par l’activité de l’entreprise ;
(3) Une règle relative aux rapports entreprise → membres : la distribution des résultats ;
(4) Une règle relative à l’entreprise : la propriété durablement collective. Le principe de double-qualité, c’est-à-dire le principe selon lequel « les acteurs sociaux qui constituent les bénéficiaires de l’action sont aussi les sociétaires de l’entreprise » (Draperi, 2014, p. 19), est ici constitutif de la singularité démocratique de l’entreprise de l’économie sociale. Elle est le « moyen de la finalité éducative et émancipatrice de l’entreprise d’économie sociale » (Draperi, 2014, p. 20). De fait, la conception statutaire devient prédominante au sein de cette école. Or le statut reste une condition nécessaire mais non suffisante (Draperi, 2014, p. 16‑17).

La théorie de l’économie solidaire, ou de la nouvelle économie sociale (Bidet, 2000), participe à prolonger ce projet démocratique par la création d’« expériences visant à démocratiser l’économie à partir d’engagements citoyens » (Dacheux & Laville, 2003, p. 9). Cette démocratisation porte cependant sur des initiatives sociales et solidaires qui dépassent le simple cadre formel du travail et des catégories administratives. Elle initie des espaces publics de proximité contrôlés par les parties prenantes de l’activité (usagers, bénévoles, salariés). Elle propose tant une critique qu’un dépassement de la conception formelle et statique de l’économie sociale, centrée sur la gouvernance définie par les statuts. Par des pratiques réelles et élargiesde démocratie, elle revendique une dimension politique et doctrinale beaucoup plus affirmée (Hiez & Lavillunière, 2013, p. 7).Le terme d’économie solidaire fait d’abord son apparition dans le domaine académique (Draperi, 2013) ; ce n’est que par la suite que l’économie solidaire en tant que telle prend une forme institutionnelle avec la création d’un secrétariat d’État à l’Économie solidaire en 2000. Notion fédératrice mais polysémique (Alcolea-Bureth, 2004), l’économie solidaire est présentée comme une « radicalisation de la démocratie » (Neamtan, 2003) qui propose de renouer avec le projet démocratique associationniste du XIXème siècle (Laville, 2016). Elle s’appuie sur deux dimensions complémentaires (Dacheux & Laville, 2003).

L’économie solidaire est le lieu d’une apparition du politique, de sa légitimation et du fondement d’une communauté politique (Dacheux & Laville, 2003). À travers une recherche, par l’activité économique, de bénéfices sociaux et environnementaux, elle participe à initier une « démocratie plurielle » (Laville & Cattani, 2006). Face au constat de l’isomorphisme institutionnel caractéristique de l’économie sociale, l’économie solidaire propose d’y résister par la vitalité et par un ancrage dans la « solidarité démocratique ».Au-delà d’être le simple institué d’une forme juridique possédant une organisation singulière, l’économie solidaire se propose comme force instituante de la société démocratique par une mobilisation directe à la vie politique de type voice (Barreto, 2011).

(2) Une dimension économique par une hybridation entre les principes économiques. Ce nouveau paradigme s’appuie explicitement sur l’héritage polanyien et sur la critique du rabattement de l’économie à l’économie de marché. Comme le souligne Polanyi, au principe du marché s’ajoutent ceux de la réciprocité et de la redistribution ; l’économie est empiriquement plurielle. L’économie solidaire réfute ainsi la réduction de l’entreprise à l’entreprise capitaliste. Il existe une pluralité de modes d’entreprendre : privé, public mais aussi social. En reprenant ainsi les catégories développées par Polanyi, l’économie solidaire est donc hybride entre des logiques de marché, de redistribution et de réciprocité :

  • Le principe de marché permet la rencontre entre l’offre et la demande de biens et de services à travers la fixation de prix.
  • La redistribution est le principe selon lequel la production est remise aux mains d’une autorité centrale (l’État) qui a ensuite le pouvoir de la répartir à différents agents selon des procédures et des règles établies.
  • La réciprocité est le principe qui correspond aux relations établies entre des groupes ou entre des personnes dans la volonté de construire des liens sociaux. Elle se distingue des deux principes précédents. Celle-ci est en effet non-monétaire et non-dépendante d’une autorité centrale.

M. SILVA François
HDR en sciences de gestion et du management
Chercheur au Conservatoire National des Arts et Métiers
Doyen de l’ICD Business School

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